Posted on 08 March 2013
En visite à la Villa Salviati le 11 février 2013, Emmanuelle Ortoli, fille de François-Xavier Ortoli, parle du récent dépôt des archives privées de son père aux Archives historiques de l’Union européenne (AHEU) à Florence. Après la réalisation de l’inventaire puis la digitalisation des documents, le fonds « FXO » est maintenant accessible en ligne sur le site de l’Institut Universitaire Européen, un évènement étant donnée l’importance du fonds sur l’histoire de l’intégration européenne. Emmanuelle Ortoli partage ses sentiments et expose les découvertes faites au cours de ce projet ainsi que les futures pistes de recherche.
Quels sont vos sentiments après avoir rendu publiques les archives de votre père à travers les Archives historiques de l’Union européenne ?
Emmanuelle Ortoli : Le premier sentiment, c’est une grande émotion. Tout s’est passé très vite, depuis la signature entre ma mère et Yves Mény (alors président de l’Institut Universitaire Européen), ici, à la Villa Salviati, en décembre 2009, du contrat de dépôt des archives de mon père. Presque toute la famille était présente à cette très belle cérémonie. Il neigeait bien plus qu’aujourd’hui ! En trois ans, tout a été fait : jamais je n’aurais imaginé qu’on puisse avancer aussi vite sur nos archives. Nous avons d’abord travaillé un an avec Jean-Marie Palayret pour préparer leur départ de France. L’année suivante Catherine Préviti en a dressé un inventaire remarquablement précis et fin. Nous nous sommes penchés ensuite sur le fonds photographique avec Catherine et Niccolo Tognarini. Enfin, j’imagine les difficultés rencontrées par l’équipe des informaticiens pour mettre en place ces archives sur internet, alors que tous les documents ne sont pas accessibles au même moment !
Sur le plan familial, nous sommes tous extrêmement émus. Nous savons que mon père a eu un rôle politique tout à fait remarquable, mais pour nous, il n’en reste pas moins, à tout moment, un père ou un grand-père. Malgré la difficulté de le laisser « partir » dans le domaine public, nous savons que c’est important pour les générations futures de pouvoir travailler sur ses archives. Et nous avons la chance que ce soit dans des conditions extraordinaires parce que les locaux ici sont magnifiques et les équipes formidables. Mais vous savez, nous avons encore du mal à réaliser que le travail technique soit déjà terminé et avec autant de compétence. Nous sommes passés en très peu de temps de grands cartons pleins de documents et de photographies en vrac, à l’inventaire sur internet, immédiatement utilisable. Pour nous, sa famille, c’est formidable !
Comment avez- vous vécu le passage de ses archives privées vers le public ?
Emmanuelle Ortoli : Je vais vous donner deux réponses. La première, c’est que quand j’ai commencé à travailler avec Jean-Marie Palayret (directeur sortant des Archives historiques de l’Union européenne), la disparition de mon père était encore récente. C’était difficile. C’est encore très difficile pour ma famille de penser que nous donnons quelque chose d’extrêmement privé et de très personnel. D’ailleurs ma mère a gardé un certain nombre de documents qui sont certainement d’ordre public mais qui lui semblent trop personnels pour être donnés tout de suite. La vie de mon père, c’est aussi nos souvenirs. On a besoin d’un temps pour s’habituer, pour les laisser partir loin du cercle familial.
D’autre part, c’est une leçon formidable pour nous parce que ces dossiers risquaient de rester dans leurs cartons alors que maintenant ils sont utilisables par des personnes qui, je l’espère, les respecteront. Même si elles les contredisent, elles s’en serviront au moins pour réfléchir. C’est tout l’intérêt d’avoir des archives, c’est une base pour les chercheurs, les professeurs, les politiques ou toute autre personne qui pourrait être intéressée à approfondir la connaissance de notre histoire.
Quand mon père a été nommé président de la Commission à Bruxelles, j’avais quinze ans et pour moi, ce n’était pas évident de voir mes parents partir. En même temps, nous respections sa décision et nous en étions fiers. C’est un peu pareil pour le transfert de ses archives à Florence. Finalement, accepter cette dimension publique, c’est aussi un signe de respect pour lui, pour ses engagements, pour son action, même si cela signifie se séparer de ses archives. Mais la famille y reste sentimentalement très attachée !
Est-ce que vous avez pu redécouvrir votre père à travers ses archives ?
Emmanuelle Ortoli : Ses archives ont quelque chose de très rare en France, probablement unique. D’abord, parce que mon père était l’un des pivots de la politique industrielle lancée par le président Pompidou, dont nous trouvons dans ce fonds la théorie et la pratique ; et aussi, bien sûr, pour son rôle, depuis le début, dans la mise en place des institutions européennes. Pourtant chez nous mon père ne parlait pas souvent de politique. On parlait beaucoup d’art, de culture, de voyages et j’ai donc vraiment découvert la plupart de ces dossiers ; même ceux portant sur les thématiques européennes, et pourtant nous avions souvent travaillé ensemble dans ce domaine. En fait, le fonds est tellement intéressant sur les plans historique et politique que j’oubliais de temps en temps qu’il s’agissait de mon père ! Il a eu une vie et une pensée intensément européenne, avec une vision très précoce de ce qu’allait devenir l’Europe, un sens inné de son génie et de ses handicaps.
De façon plus anecdotique, il y a des curiosités dans la forme : par exemple, mon père écrivait beaucoup de poèmes et nous avons trouvé de nombreux poèmes politiques. Ils sont excellents et très amusants, cruels parfois, c’est une vraie découverte. Ses archives sont constamment traversées de moments d’humour ! Plus sérieusement, mon père avait une capacité exceptionnelle à aller au cœur des problèmes, il avait une vraie vision politique et une grande clarté d’expression.
Pour moi, c’était passionnant parce que je ne savais pas qu’il avait fait autant de choses. Il n’en parlait pas et je pense qu’il n’y a pas dans ses archives la moitié de ce qu’il a réellement fait. Elles éclairent des événements historiques avec une lumière tout à fait personnelle. Je découvre aussi dans les entretiens que j’ai avec les personnes qui ont travaillé avec lui qu’il avait d’excellents rapports avec les gens, je découvre de très belles amitiés. Quand, par exemple, j’ai rencontré François Perigot (alors Président du patronat français CNPF), il m’a dit : « Je ne me souviens pas de moments particuliers parce que nous étions presque toujours d’accord sur le plan des politiques à mener, et parce qu’on riait beaucoup avec votre père. C’était quelqu’un sur qui je pouvais compter en toutes circonstances. » Ceci dit, ils ont quand même dû travailler pour convaincre un patronat français réticent de la nécessité de s’ouvrir à l’Europe et à l’international ! Ne serait-ce que pour créer le CNPF international ! J’espère que l’on pourra compléter ces archives par le témoignage de personnes avec qui mon père a travaillé et qui en savent beaucoup plus que moi sur sa vie professionnelle et sur ces grandes actions menées ensemble, que nous connaissions finalement assez mal à la maison.
Comment votre père a-t-il constitué ce fonds d’archives au cours des années ?
Emmanuelle Ortoli : La constitution du fonds s’est passée, je pense, de la même manière que pour tous ceux qui gardent leurs documents, c’est-à-dire que les strates se sont accumulées dans la cave de mes parents. Par rapport à l’immense étendue de son œuvre, mon père a gardé extrêmement peu de chose, surtout des dossiers très pointus ou très importants, des crises, des tournants de l’histoire. Ce sont des dossiers assez concentrés, denses, et c’est peut-être l’une des difficultés de ce fonds, cette nécessité de le compléter. C’est aussi son intérêt, parce que les dossiers traitent de questions souvent stratégiques ou prioritaires, et sont donc passionnants.
Comment avez-vous décidé de mettre ce fonds à Florence ?
Emmanuelle Ortoli : Mon père souhaitait participer à l’actuel débat européen, et m’avait chargée pour cela de rencontrer des personnes avec qui il avait travaillé. Il m’avait adressée à Jean-Claude Eeckhout, un pilier de la Commission européenne, qui en connait tous les recoins et est l’un des coordinateurs de l’histoire de la Commission dont le volume 2 (1973-1986) est en train d’être rédigé. C’est lui qui, à la mort de mon père, nous a suggéré de déposer les archives à Florence. Finalement, c’est assez logique ! J’ajoute que nous avions été très sensibles à l’hommage que le Président Barroso avait rendu à mon père au moment de sa mort, et nous lui sommes profondément reconnaissants d’avoir inauguré la salle François-Xavier Ortoli au Berlaymont, dans laquelle se réunissent maintenant les directeurs de cabinet.
Quels sont les intérêts principaux et les pistes de recherche concernant ce fonds?
Emmanuelle Ortoli : Il y a des centres d’intérêt évidents, comme l’économie et l’industrie : ministre des Finances du Général de Gaulle en 1968, ministre de l’industrie de Georges Pompidou de 1970 à 1972, mon père a été dans ces domaines un acteur de la première heure en Europe, puisqu’il a joué un rôle pivot dans la mise en place du marché intérieur, du serpent monétaire européen, du marché unique, tous les trois indissociables.
Il y a également l’énergie, au cœur de sa vision politique française et européenne. Dans ce fonds, en tout cas selon les dires de mon père, on trouve la naissance de l’énergie nucléaire en France. Il faut bien chercher parce que malheureusement il n’y a pas de dossier intitulé « naissance de l’énergie nucléaire » ! Il y a aussi des dossiers très intéressants sur le pétrole, comme les négociations avec Abdelaziz Bouteflika au moment de la nationalisation du pétrole algérien ou, beaucoup plus tard, la période de sa présidence de Total. En fait, toutes les formes d’énergie sont abordées d’une manière ou d’une autre. C’est très intéressant parce que cela permet de voir sur 40–50 ans comment a évolué cette histoire à la fois française et européenne : chaque fois qu’il est question d’énergie, on voit systématiquement poindre le mot « Europe », même dans les années 60 ou 70.
Concernant l’Europe, il y a aussi des lettres et des notes très intéressantes aux divers gouvernements français, notamment sur le difficile rapport d’équilibre des forces entre Etat français et Commission européenne, sur le rôle souvent mal compris de la Commission, sur l’importance de la collégialité et, au fond, sur le nécessaire respect de la parole d’Etat : la Commission est la gardienne des Traités. On touche souvent à la philosophie politique, mais toujours à travers des exercices pratiques !
Une autre piste de travail très intéressante, se trouve dans les relations avec les pays en voie de développement dans le cadre de la Convention de Lomé ainsi que l’élaboration d’une politique étrangère de l’Europe. Il y a des pistes passionnantes sur l’Asie et les relations avec le Japon, sur le dialogue euro-arabe et ce qu’on appelle la Méditerranée et puis sur la création de l’OPEP en 1973, quand mon père est arrivé à la présidence de la Commission.
Quelles actions envisagez-vous pour mieux faire connaître ses archives ?
Emmanuelle Ortoli : Nous souhaitons avant tout travailler sur les archives elles-mêmes, avec les Archives Historiques, et plus largement avec l’Institut Universitaire Européen. Pour l’instant nous envisageons des actions classiques : un colloque sur l’Europe et l’énergie est en préparation à Padoue pour le mois d’octobre, il sera peut-être complété par un séminaire à Bruxelles. Il y aura sans doute bientôt un autre colloque sur la Commission Ortoli et le rôle de la collégialité, organisé en partenariat avec l’Institut de Florence ; et puis, tout à fait classique aussi, une biographie a été rédigée à partir de ses archives et sera complétée par une publication autour des documents de mon père, en collaboration avec l’Association Georges Pompidou. De mon côté, je travaille à une série d’entretiens qui devraient constituer une ligne d’archives orales, complémentaires des archives écrites. Nous serions également très heureux si des bourses François-Xavier Ortoli permettaient à des étudiants asiatiques de venir en Europe, et à des étudiants européens de partir en Asie.
Pour commencer, bien sûr !
Quelquefois on nous demande pourquoi les archives Ortoli sont à Florence, pourquoi une personnalité ayant eu une action très importante en France a une légitimité à être dans les Archives européennes. La décision de ma mère est d’abord politique, car elle voulait, par fidélité à l’action de mon père, encourager concrètement une vraie pédagogie de l’Europe, et où pourrait-elle se développer mieux qu’à l’Institut Universitaire Européen, où sont abritées les archives officielles de l’Union européenne et plusieurs fonds privés de grands européens ? La crise actuelle trahit un immense déficit d’une conscience européenne, et il devient urgent d’y pallier, car sans cette conscience, l’action politique ne sera pas possible. Cette décision a également une dimension symbolique : mon père était un grand homme d’Etat français, mais sa vision était européenne. Il est temps d’inventer ce territoire européen, immatériel, où dessiner une pensée européenne responsable et solidaire en interne tout en restant ouverte sur le monde. Mon père par sa vie démontre que cette double identité nationale et européenne est possible, et que c’est une richesse, malgré les difficultés à la mettre en œuvre. Nous voulons faire partie de ce courant créateur !
Dans toute cette magnifique aventure, il me reste cependant une certitude absolue : ceux de vos lecteurs qui croient que l’Europe est une construction technocratique ne doivent jamais, jamais consulter le fonds FXO ! Ils seraient tellement déçus !
Accès au fonds: François-Xavier Ortoli
L’interview a été conduite par Jean-Marie Palayret (directeur sortant des Archives historiques de l’Union européenne) et Dieter Schlenker (directeur des Archives historiques de l’Union européenne).